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« L’Etre et la Mer », de Corine Pelluchon : la chronique « philosophie » de Roger-Pol Droit

« L’Etre et la Mer. Pour un existentialisme écologique », de Corine Pelluchon, PUF, 336 p., 21 €, numérique 15 €.
Un roc, une terre ferme, un point fixe. Voilà ce qui a été privilégié, tout au long de l’histoire, pour fonder une pensée vraie. Cette domination philosophique du « solide » est tellement ancienne, son évidence tellement familière, qu’on ne la remarque plus. Dans L’Etre et la Mer, Corine Pelluchon invite à un renversement complet de perspective : accorder priorité à l’eau, à la fluidité, à l’omniprésence de la mer qui engendre la « planète bleue ». Objectif : penser autrement l’existence humaine dans sa relation au monde naturel, à la vie animale, à la vie tout court.
Le projet est ambitieux. Sa mise en œuvre, intéressante, tresse une série de fils distincts. Ils prolongent et infléchissent l’itinéraire de cette philosophe, qui figure parmi les plus originales et les plus inventives de l’époque. De la vulnérabilité à l’écologie, en passant par la cause animale, son œuvre abondante – presque vingt titres en vingt ans – se caractérise par un souci constant de relier étroitement travail conceptuel et crises de notre temps. Elle se singularise aussi, en dépit d’une vraie radicalité, par une volonté permanente de concilier les luttes à mener et l’amour de la vie.
La nouvelle étape de sa réflexion la conduit à élaborer un « existentialisme écologique ». Du grand courant de la pensée contemporaine, elle retient principalement que nous sommes « jetés dans le monde », « condamnés à être libres », « seuls et sans excuses », comme disait Sartre. Mais son existentialisme est un océanisme, si l’on peut dire. Tout en s’inspirant de Kierkegaard, Levinas, Husserl ou Merleau-Ponty, Corine Pelluchon insiste sur l’omniprésence du monde commun aquatique qui nous précède, nous entoure et nous englobe. Nous lui devons la vie. Mais nous l’oublions, en ne voyant que la terre ferme.
Ce changement d’axe génère des transformations et transpo­sitions dans les notions-clés de l’existentialisme : plutôt que « jetés » sur un sol immobile, « nous sommes accueillis dès notre naissance sur une embarcation et nous n’y sommes donc pas seuls ». « Flottaison », « submersion », « fluidité » constituent les principaux opérateurs de cette réorientation intellectuelle et sensible. Dira-t-on que ce ne sont que des métaphores ? La philosophe parle de « métaphore vive », reprenant une formule de Paul Ricœur, l’un de ses repères majeurs.
De cet essai foisonnant, on ­retiendra l’ardeur renouvelée de Corine Pelluchon pour construire avec la philosophie une aide vitale, éclairant des chemins pour traverser les drames qui nous guettent. On soulignera aussi deux temps forts parmi d’autres. D’abord, une analyse critique de l’actuel droit de la mer. Ce droit conçoit l’océan comme un élément inerte à s’approprier, une zone extérieure à soumettre à la domination des terres émergées et des Etats, une ressource à exploiter. Nulle part n’est vraiment prise en considé­ration cette « mer-mère », nourricière et vivante, à respecter et à préserver, dont la philosophe affirme le rôle primordial.
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